Cette carte est liée à l'une des plus puissantes images médiévales. Elle se trouve située au coeur du Tarot. Elle a subi plus de transformations au cours du temps que bien d'autres images du jeu, avec la suppression d'un personnage, la métamorphose des autres et l'inversion de son sens de rotation, ce qui est pour le moins étrange et original. Pour les artistes du Moyen Age, la roue qui tourne symbolise les différents aspects de la vie.
La miniature d'un manuscrit du XVème siècle de la Bodleian Library donne une image classique de cette figure. Quatre personnages sont représentés, dont celui du sommet est un roi en majesté ; un homme est mort à terre, tandis que, sur la jante de la roue, à droite et à gauche, un homme grimpe et l'autre descend, entraîné par le mouvement qui est celui de la vie. Pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, le dessinateur met dans la bouche des personnages les mots suivants, en haut : Regno (je règne) - à droite : Regnavi (j'ai régné) - en bas : Sum sine regno (je suis sans règne) - à gauche : Regnabo (je régnerai). Un cinquième personnage, une femme aux yeux bandés, allégorie de La Fortune, tient la roue, qui a souvent six rayons.
C'est exactement le modèle choisi par l'auteur du Tarot des Visconti. Avec une petite modification, curieuse cependant : le roi ne porte pas de couronne mais des oreilles d'âne. Dans le Minchiate cette tradition est respectée car c'est un âne véritable qui est représenté. D'autres gravures anciennes montrent également le roi métamorphosé en âne ou en cheval : une manière de se moquer des princes. D'autres variantes montrent la roue transformée en globe terrestre.
Les racines de cette allégorie sont fort anciennes et il est pratiquement impossible de fixer une origine à cette représentation des vicissitudes humaines. Les Grecs avaient une déesse de la Chance, du Sort, du Bonheur, et Sophocle a pu écrire : « Pour tous les mortels, peine et joie alternent tour à tour comme la Grande Ourse dans sa course circulaire. » Quant à Anacréon, il est encore plus précis, dans la liaison de la Fortune et de la Roue : « La vie humaine roule instable comme les rayons d'une roue de chariot. » Comme c'est presque toujours le cas, l'allégorie est d'abord littéraire avant d'être dessinée, et le nombre de citations analogues aux précédentes est considérable ; Van Rijnberk en remplit une douzaine de pages. En ce qui concerne les illustrations, si l'on trouve bien dans l'Antiquité, une roue dans la main des Parques sur certains sarcophages ou ailleurs, l'image disparaîtra par la suite pour retrouver une grande faveur au Moyen Age. Parfois la Fortune sera représentée en déséquilibre sur la roue ; il y a alors une liaison avec le globe terrestre et c'est la raison pour laquelle la lame du Tarot de Charles VI représentant Le Monde a souvent été confondue avec celle de La Roue de Fortune, malheureusement disparue, pour toujours sans doute, au grand regret des chercheurs et des collectionneurs.
La métamorphose subie par cette roue dans la figure du Tarot de Marseille est impressionnante. C'est une des lames où apparaissent le plus clairement les influences ésotériques.
Les personnages transformés en animaux bizarres et réduits à trois étonnent d'autant plus que le roi, roi-singe, avec ses ailes, fait figure de sphinx. Nous sommes loin de l'âne régnant, c'est la nature humaine dans son ambiguïté d'homme et de bête qui est ici caricaturée avec une cruauté rare. A partir de là, deux variantes se font jour : celle de l'imagerie populaire du XIXème siècle, visible dans le Tarot suisse : les personnages tombent dans un gouffre et, tandis que l'homme est inconscient du danger, la femme s'en effraye ; et la variante de Waite faisant de sa roue la vraie roue du monde dans le cosmos, comportant aux quatre coins le symbole des évangélistes.
Le problème posé par le sens de rotation est difficile à trancher. Il est possible que certaines gravures sur bois inversent le sens originel par erreur. C'est peu vraisemblable, car les cartes du Minchiate, également gravées, tournent bien dans le sens des aiguilles d'une montre. D'autre part, des auteurs aussi cohérents que Wirth ou Falconnier n'auraient pas poursuivi dans ce sens, celui du Tarot de Marseille et de ses suivants tournant comme la Svastika. Mais Wirth corrige cependant l'impression première en dessinant une double jante et en se référant à la vision d'Ezéchiel : « Les cieux s'étant ouverts, le prophète y vit des animaux étranges groupés par quatre et, près d'eux, un quaternaire de roues de feu dont chacune était double. La dixième clef du Tarot, dont le symbolisme a été fixé par Eliphas Lévi, s'inspire du texte sacré lorsqu'elle nous montre une roue à deux jantes concentriques, image du double tourbillon générateur de la vie individuelle. »
Wirth poursuit sa description en marquant à chaque fois les ambivalences. C'est ainsi que la roue flotte sur l'océan de la vie, soutenue par deux mâts et deux barques dont l'une est rouge et l'autre verte. De même, deux serpents, l'un mâle et l'autre femelle, s'élèvent de ces barques. De même encore, le mouvement de la roue entraîne en montant un Hermanubis portant le caducée de Mercure et en descendant un monstre typhonien armé d'un trident : « ... Ainsi sont symbolisés d'une part toutes les énergies bienfaisantes et constructives qui favorisent la croissance de l'individu et stimulent son rayonnement vital, et de l'autre l'ensemble des agents de destruction auxquels doit résister l'être vivant... » Les trois personnages sont respectivement Hyle, génie de la matière chaotique et des passions égoïstes et, en face, Hermanubis correspondant à l'Azoth des Sages, véhicule de l'intelligence organique, tandis qu'au sommet, le Sphinx, principe d'équilibre, représente l'Archée des hermétistes, le noyau fixe de l'Individualité.
A ce stade, on s'aperçoit que les occultistes transposent des idées qui n'étaient pas dans la figure d'origine. Celle-ci exprimait une observation simple, d'expérience courante, concernant les naissances et les vies successives chères aux traditions de l'Inde où une série de transformations conduisent à un progrès, alors qu'un Eliphas Lévi ou un Oswald Wirth y voient le modèle d'un équilibre à rechercher par opposition de forces contraires. Rarement une figure du Tarot aura donné matière à des interprétations aussi divergentes.
L'image est à la fois changeante et stable, n'est-ce pas le caractère propre de la roue ?
Source :
Les Tarots, Brian Innes